Le présent sera là bientôt

Kévin entre seul sur scène. Il semble chercher quelque chose.

Kévin : J’ai cassé mes lunettes ce matin. Je les ai faites tomber, les verres se sont brisés, le truc bête.Je voulais faire de la poésie aujourd’hui, mais sans lunette je vois même plus ce que j’écris, alors… C’est quand même cocasse pour un poète, de casser ses vers. Il faut dire que la vue ça va pas très fort. Je perds tout de vue ces temps-ci… Les gens, surtout. On pourrait croire qu’une personne, ça ne s’égare pas comme ça. Normalement c’est grand, parfois gros, ça paraît absurde de ne plus savoir où elle se trouve. Et pourtant, ça arrive plus fréquemment qu’on le croit. Mais il y en a tant. Des importants, des moins marquants. Comment s’y retrouver dans cette foule ? C’est une drôle de sensation, comme quand on est dans un train qui se met en route. Le train bouge, mais de notre point de vue c’est le paysage qui se déplace. Je ne sais si j’observe les gens partir ou si je les regarde alors que je m’en vais. Je me rends compte que plus les années défilent, plus il ne reste de ces gens que l’écho de leurs rires, et les images floues de leurs visages. Mais il y a une personne dont le souvenir est toujours aussi net. On dirait qu’elle m’accuse. Léa entre sur scène et dévisage Kévin avant de prendre la parole.

Léa : Entendrai-je des remords ? Ou des regrets, encore ? Tes grands regrets récurrents, remplis d’aigreur. Où t’amèneront-ils ? Au mieux dans une mare de pleurs, au pire dans un obscur mouroir. Tu te rouleras dans les regrets, tu t’étoufferas avec, et on t’enterrera dedans. Et sur ce malsain sépulcre prendra racine la rancœur. Rien ne meurtri plus que la rancœur. Elle grandit : plus elle accroît son territoire, plus elle dérobe la place des autres sentiments. Elle ne laisse derrière qu’un être revanchard rempli d’amertume, au cœur froid comme la pierre, qui n’a pour seul loisir que gratter les murs. C’est ça que tu désires comme futur ? Je sais que non. Alors à quoi sert de rester amer ? Les heures heureuses sont trop rares pour être pourries par de perpétuels soupirs. Pendant que tu regardes en arrière, le présent part en courant. Rappelle-toi cette histoire que tu racontes à qui te prête l’oreille : elle parle du présent qui arrive et repart, sans répit.

Kévin : Un jour j’ai rencontré une personne dans le tram. Dans ma mémoire elle a mille et un visages et aucun à la fois. Et cette personne que je n’ai vue qu’une fois elle m’a dit un truc. Quelque chose de si bête que ça en devient marquant. Cette personne qui a existé pendant 8 petites minutes dans mes vingt trois ans d’existence m’a plus marquée que des gens que je côtoie tous les jours, mes collègues, mes camarades de classe… Cette personne était ivre, et c’est assez étrange la philosophie qui se dégage du mélange entre le cerveau humain et quelques grammes d’alcool. Une sorte de philosophie à l’éthanol. Elle m’a dit « le présent sera là bientôt ».

Léa : Répète.

Kévin : Le présent sera là bientôt.

Léa Tout est encore possible tant qu’il n’est pas arrivé. Il n’est qu’une vision, Kévin un moment qui se précise avec le temps. Un moment changeant Léa familier pourtant, déjà vu et Kévin inconnu à la fois. Léa Un moment qu’on attend Kévin ou qu’on repousse. Léa Une surprise Kévin prévisible, Léa une certitude Kévin hasardeuse. Léa Il se savoure Kévin et se craint Ensemble à l’avance. Kévin Le présent s’en ira aussitôt. Il repartira, Léa sans fracas, pour laisser sa place. Kévin Il tire sa révérence Léa avec l’humilité de l’instant. Kévin Il ne dure pas plus Léa ni moins que ce qu’il doit durer. Kévin L’instant reste derrière, Léa d’autres sont devant, Kévin il s’efface, Léa et d’autres te font face. Kévin Déjà regretté, Léa et pourtant de retour. Il se savoure Kévin et se craint Ensemble à rebours. Kévin Le présent arrive Léa et part, rapide Kévin et lent, Léa le présent, Kévin s’éclipse et se tait, Léa il faut le saisir, sentir, Kévin il s’en tire. Présent Léa à l’heure, Kévin tard, le retard Léa est en avance, Kévin sans sens sensé. Présent, Léa ce mot Kévin ment, toujours absent Léa il n’en brille que plus, Kévin on ne peut le toucher, Léa mais il se ressent, Kévin il affleure, Léa bourgeonnant, printanier Kévin frisonne en hiver, Léa ét- Kévin -omne Léa là, Kévin ici, Ensemble maintenant.

Silence

Léa : A présent qu’il est passé Kévin qu’est-ce qui est à venir ? Léa L’heure tourne, Kévin c’est le mal du temps. J’ai le tournis, Léa c’est le mal du temps. Kévin La sensation s’en ira Léa si tu cesses de regarder en arrière tandis que tu vas de l’avant.

Silence. Kévin A l’hiver du moment Léa succède le printemps du souvenir. Le présent qui s’en va laisse derrière lui un cadeau, un présent. Kévin Un souvenir. Léa Un souvenir Kévin C’est un moment qui se floute. Léa Les visages Kévin s’emmêlent Léa et les échos Kévin se confondent. Ces moments j’en rêve encore, Léa toujours des remords, Kévin je regrette le passé, Léa tu vis comme dans un rêve, Kévin pour l’éternité. Kévin Rêveur Léa Navigateur Ensemble Sur la mer de la vie Kévin Parfois je me sens naufragé Léa Il y a un radeau pour s’accrocher Ensemble Sur les vagues tourmentées de l’esprit.

Kévin Quand mon enveloppe charnelle aura fané 
 Quand le vert marin de mes yeux aura pâli  
Je me souviendrai des belles didascalies  
Qui ont guidé mes actes durant ces années  
Léa Qu'en est-il de cette euphorie instantanée  
Quand, sortant de scène, les vêtements salis  
La joie profonde d'être des anomalies  
Nous saisissait tous dans un élan spontané ?  
Kévin Je la garderai pour toujours en souvenir  
Quelqu'individu que je puisse devenir  
Au fil de la vie, habile costumière 
Léa Nous étions des amis, et parfois plus encore  
Pars donc avec ces habits que l'amour décore  
Quand tombera le noir ils seront ta lumière.  

Kévin Tu penses à quoi ?

Léa Les gens et le temps. Ils sont semblables mais distincts. Le temps ne se rattrape pas, les gens si. Parfois, je me dis que quand on casse quelque chose, on le jette bien souvent trop vite. Alors qu’on pourrait continuer à l’utiliser du mieux qu’on peut. Même si il ne remplit plus sa fonction première. On pourrait le garder pour faire une présence. Comme un lien. Une relique. Un souvenir.

Kévin Et le jour où on cesse de l’utiliser ? Le jour où on n’y fait plus attention ? On le jette ?

Léa Ce n’est pas parce que tu ne fais plus attention à quelque chose qu’elle n’existe plus. Elle est toujours là, elle occupe une place. Rien ne disparaît vraiment jamais, c’est juste nous qui choisissons de ne plus regarder, de ne plus entendre. Mais chaque instant, il y a toujours la possibilité de faire l’autre choix. D’écouter. De voir.

Kévin En parlant de voir, j’ai cassé mes lunettes ce matin.

Léa Je sais. Je t’ai pris ta vieille paire. C’est pas parfait mais c’est mieux que de rester dans le flou. Elle pose les lunettes sur le nez de Kévin. Voilà. Tu as bien fait de ne pas la jeter.

Kévin Ah oui, c’est mieux. C’est bizarre, mais quand j’ai des lunettes devant les yeux, j’ai l’impression que le présent est plus tangible.

Léa C’est pour ça que tout ceci n’est pas qu’une simple vue de l’esprit.

Léa tend la main à Kévin, qui la prend. Après un temps d’immobilité, ils quittent la scène ensemble.

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